En parfumerie, la note cuir fait allusion à une famille de parfums aux contours boisés mais aussi orientaux, avec des matières premières très animales, agrémentées de fleurs, épices et résines, et l’éventuelle fusion cuir-tabac.

Par Sandrine Teyssonneyre, aromatologue, auteur, conférencière et passionnée par la parfumerie.

Autant masculins qu’androgynes, ces parfums nous ramènent à l’origine de la parfumerie moderne, c’est-à-dire celle qui émerge au XVIème siècle en Italie d’abord, autour du traitement de la peau pour la fabrication des gants.

Royale et aristocratique, la note cuir est associée à trois cours : celle d’Angleterre, celle de Russie, et celle d’Espagne, où la tradition équestre est encore maintenue dans les écuries d’Andalousie. L’Arabie étant un autre espace où l’amour du cheval est ancestral, on ne sera pas surpris que le parfum contemporain destiné au Moyen-Orient mise sur cet accord, associé à l’oud notamment. Cependant, la tradition française n’est certainement pas en reste en matière de cuir, de sellerie et de ganterie, comme la suite le rappelle.

Le monarque britannique Georges III, fustigé comme tyran dans la Déclaration d’Indépendance de la nouvelle Amérique (1776), porta en 1781 le premier Royal English Leather, réalisé par la marque royale Creed, à l’origine un maître-gantier, et encore commercialisé par celle-ci. Santal et cuir soutiennent l’ambre-gris en cœur sous une tête d’agrumes

Le traitement des peaux

Si la corporation des gantiers existe en France dès le Moyen-Âge, ce n’est qu’en 1614, après trois décennies de rivalités entre gantiers et merciers, que Louis XIII accorde aux premiers le titre de gantier-parfumeur. Ce privilège est assorti d’un monopole sur la fabrication des gants en 1656 et d’un monopole sur la fabrication et la vente des produits parfumés en 1705. On trouve dans les traités du XVIIème siècle d’amples explications sur le traitement des peaux pour la fabrication des gants, sujet qui constitue environ un tiers du Parfumeur royal de Simon Barbe à la fin du siècle.

Les peaux sont enfleurées au jasmin, à la tubéreuse, à la rose et à la fleur d’oranger bien évidemment, et même au muguet. Préalablement, les peaux sont lavées de multiples fois dans de l’eau pure cum eau de fleur d’oranger ou de rose ; des poudres de civette, musc, ambre gris et gomme adragante broyés font aussi partie des préparations. Les teintures, qui sont faites de « terres » naturelles, sont elles aussi parfumées à l’iris de Florence, la gomme adragante, le calamus en poudre, toujours mélangés aux eaux de rose et de fleur d’oranger. Bois de rose et santal citrin, poudre de musc et d’ambre, ambrette, ciste labdanum, épices sont aussi possibles dans ces bases à teindre. On fait plusieurs couches de teinture. Les peaux sont roulées avant d’être découpées, puis cousues en gants. Parfois, les auteurs des traités parlent d’enfleurage des peaux, et d’autres fois d’enfleurage des gants.

Dans son Art du parfumeur de 1801, Jean-Louis Fargeon donne encore une grande importance à la question des gants, alors qu’au milieu du XVIIIème siècle s’opère déjà une mutation du maître parfumeur et gantier au parfumeur tout court, ou marchand-parfumeur, qui est déjà le titre de François Huet père, et sera celui de son fils. La veuve de François Huet père, Geneviève de Peyras, rachète la patente de son mari en 1732 avec le titre de “marchande gantière-parfumeuse privilégie suivant la cour”. Jean-Daniel Vigier, à qui succède Jean-Louis Fargeon en 1774, est “marchand mercier et parfumeur ordinaire du Roi”. Les Birotteau sont, en 1820, marchand/e parfumeur/euse.

Jean-Louis Fargeon écrit que “Pour nourrir les peaux blanches, et pour les rendre propres pour les gants, on se sert de la fleur de farine de seigle, de jaunes d’œufs, d’alun et de sel, et on fait une pâte, dans laquelle on passe les peaux préparées auparavant, ce qui les rend blanches, souples et onctueuses.” Les peaux jaunes ou chamois sont nourries d’huile de poisson. Pour l’enfleurage, œillet, jacinthe, jonquille et violette s’ajoutent aux fleurs déjà nommées. Les peaux sont teintes avant enfleurage, bien sûr, et il enfleure les gants plutôt que les peaux.

Fargeon offre aussi un long chapitre sur la fabrication des gants eux-mêmes. “Les parfumeurs fabriquent et vendent toutes sortes de gants de peau ; cependant ils ne préparent point les peaux ; ils doivent seulement s’attacher à un bon choix dans l’achat qu’ils en font. Le parfumeur-gantier commence par faire parer les peaux…. il roule toutes les peaux, et en fait un paquet rond ; ce qui s’appelle les mettre en pompe. ….. On appelle étavillons les grandes pièces d’un gant coupé ; les fourchettes sont de petits morceaux de peau carrés, qu’on met entre les doigts des gants”. Les gants sont cousus au fil de soie par la couturière ; ils sont ensuite peignés et battus ; puis, on les gomme. La France avait une grande réputation en matière de fabrication : “Les gants, spécialement ceux de cuirs, qui sortent des fabriques de Paris, de Vendôme, de Grenoble, de Grasse, de Montpellier, d’Avignon, sont très recherchés. Les étrangers les préfèrent même à ceux d’Espagne et d’Italie.”

Et pour conclure, une remarque qui nous dit tout sur la triple origine de la note cuir :

“C’était autrefois un proverbe que, pour qu’un gant fût bon et bien fait, il falloit que trois royaumes y contribuassent ; l’Espagne pour en préparer la peau ; la France pour la tailler ; l’Angleterre pour le coudre.” Le cuir de Russie, nourri de campagnes napoléoniennes et de rapprochements européens post-Congrès de Vienne, n’est pas encore dans la course.

Le Parfumeur impérial de Bertrand (1809) est le dernier traité où l’on trouve une section sur les gants, déjà très réduite. Sous le Second Empire, le sujet a disparu.

Quelques recettes de gants

Il est intéressant de passer en revue quelques recettes de préparation des gants car on y trouve les traces de la note cuir telle qu’elle émergera au tournant du XXème siècle jusqu’à nos jours. Je me contenterai de trois préparations fameuses.

Les “gands” à la frangipane, chez Simon Barbe, sont préparés avec du jasmin, de la civette, du musc et de la gomme adragante mélangés dans l’huile de ben ; leur teinture est brun-rouge. Chez Fargeon, cette préparation se met après que les gants ont été teints avec de la frangipane ordinaire qui se fait avec du brun rouge mêlé avec de l’eau de rose et de la terre d’ombre brûlée, purgée avec la même eau ; les gants sont ensuite cousus et enfleurés au jasmin huit jours, puis mis dans de l’huile de ben avec musc, civette, gomme adragante et eau de rose, trois fois de suite, après quoi on enfleure encore 2 ou 3 jours.

Les gants de Venise, “ambre de Venise” ou ambrette, sont préparés par Simon Barbe avec des résines, des épices et deux gros de magalap (Prunus mahaleb), ou Bois de Sainte-Lucie, Cerisier de Sainte-Lucie ou encore Faux merisier, un arbuste de la famille des Rosacées, présent en Méditerranée, puis des citrons, le tout mélangé dans l’huile de ben. La recette de Fargeon inclut benjoin, bois de citrin (santal), bois d’aloès, bois de rose, cannelle, girofle, magalep, le tout bien broyé et détrempé avec de l’eau de rose ; on ajoute deux citrons bouillis à de l’ambrette mélangée à de l’huile de ben. La teinture de ces gants est grise. Une deuxième couche d’enduit inclut musc, civette et ambre dans l’huile de ben avant de mettre les peaux en pompe dans une gomme qui inclut de la graine de coing dissoute dans de l’eau de rose. L’enfleurage a lieu après un mois de séchage des peaux.

Pour préparer les gants d’Espagne, Simon Barbe purge la peau avec l’eau d’ange, dans laquelle il ajoute de la grande aunée, du labdanum et du bois de rose ; la seconde couche contient ambre, musc et civette avec citron mélangés dans l’huile de ben, à quoi s’ajoutent sucre candy et gomme adragante. La recette de Fargeon est quasiment identique, mais il donne une autre recette, plus élaborée, qui inclut divers bois, de l’iris et des épices pour la première couche ; musc, civette et ambre pour la second

Alors, qu’est-ce que l’eau d’ange ?

Je donne ici les formules de Fargeon, mais l’eau d’ange se retrouve dans tous les traités, dès le XVIIème siècle. Une première formule inclut racine d’iris, benjoin, storax, bois de rose, santal citrin, fleur de benjoin, calamus. Fargeon ajoute : “pour se conformer en tout au goût d’aujourd’hui, il faut supprimer totalement le musc, et ne mettre que quelques gouttes de quintessenœ d’ambre”. Les ingrédients concassés sont mis en digestion 24 heures avec de l’eau de rose et de l’eau de fleur d’oranger, avant distillation.

D’autres recettes incluent cannelle, girofle et coriandre ; ou encore de la muscade et un citron pour l’eau d’ange bouillie ; enfin, l’eau d’ange aux esprits inclut de la quintessence d’orange, du néroli et de l’esprit de vin, distillés au bain-marie.

Pour finir, qu’entendent-ils par bois d’aloès ? Bertrand le définit comme “le bois de Calambac ou Calambouc”, soit bois de oud, ou d’agar, donc un Aquilaria.

Il ajoute qu’il est de trois couleurs et qu’il est déjà, en 1809, très difficile à acquérir “à cause de sa rareté et de son prix excessif…au feu, il brûle comme de la cire, et jette une odeur suave et douce“.

 

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